Après nous avoir offert, en novembre dernier, une adaptation complètement éclatée de l’Iliade d’Homère au Denise-Pelletier, version à mi-chemin entre la révision d’Alessandro Barrico, une retraite maorie vaguement gothique et un clip de rap industriel, Marc Beaupré reprenait brièvement Fredy à La Licorne un peu avant Noël, et le voilà qui met en scène un texte de Catherine-Anne Toupin dans le cadre de sa première collaboration avec le Théâtre de la Manufacture.
Dans ce drame qui propose quelques accents comiques enrobés d’un épais malaise, Sophie débarque dans un gîte de région en état de choc, et y est accueillie par Louise, la propriétaire de l’établissement, et son neveu Martin, sans emploi depuis peu à la suite d'une restructuration à « la shop ». Elle leur confiera qu’elle a, elle aussi, perdu son emploi à Montréal, et qu’elle a besoin de s’éloigner de tout pour faire le point. Des liens se tisseront, et un suspense de plus en plus pénétrant s’établira, sans que le spectateur ne comprenne à 100% ce qui se passe.
Amorcé avec un monologue décousu d’une violence malsaine, le récit en mode huis-clos happe immédiatement le spectateur avec son mystère. Sophie s’est fait congédier, certes, mais elle n’est pas pressée de développer sur le sujet, passe ses journées à dormir, et ses nuits à boire. Le personnage de Martin, « un gars d’humour » un peu enveloppé, mais qui prétend séduire les femmes, car il a confiance en lui, est un bon vivant sympathique qui cuisine pour sa tante, et qui aimerait sincèrement se « sortir de la marde ». Il refuse cependant de travailler à la cantine du coin au salaire minimum.
C’est dans la conclusion que nous sont révélés toute la laideur et l’abject des comportements dont il est ici question, et c’est aussi lorsque tombent les masques que le punch nous saute aux yeux. La construction d’une incroyable habileté a fait son œuvre, des éléments en apparence anodins prennent tout leur sens, et la mécanique machiavélique qui a été patiemment mise en place est implacable. Une surprise de cette taille est habituellement difficile à dissimuler, mais l’aisance avec laquelle le récit serpente autour des indices trop évidents est admirable.
Méditation contemporaine sur les ravages de la violence verbale et les trolls d’internet, la pièce ratisse large et montre les conséquences insoupçonnées des flame wars et autres phénomènes ayant cours sur les groupes de discussions fréquentés principalement par des jeunes solitaires incompris, qui trouvent chez les autres trolls une famille virtuelle, et fortement dysfonctionnelle. Derrière un écran, certains se considèrent à la fois comme invincibles et inoffensifs, alors qu’il n’en est rien.
Guillaume Cyr, que l’on a vu dans la brillante Pour réussir un poulet, aussi présentée à La Licorne en reprise en mars dernier, excelle ici dans le rôle d’un « bon gars » qui dissimule des secrets honteux, et qui parvient à en faire abstraction dans la vie de tous les jours. C’est une dualité déchirante qui hante ses traits même dans les moments les plus festifs.
Quant à Toupin, on sent clairement dans son interprétation vigoureuse qu’il s’agit de SON texte, et que la répétition de ces répliques d’une violence insidieuse ne l’a pas laissée indemne. C’est un sentiment de malaise flou mais pénétrant qui hantera aussi le spectateur, une fois que l’écho des applaudissements se sera résorbé, une fois que l’humour de certains segments aura complètement disparu dans son esprit, pour ne laisser place qu’à l’intime noirceur du propos.
La Meute est présenté à La Licorne jusqu'au 17 février.