Une banlieue, le soir. Un groupe de jeunes et de moins jeunes dont les destins s’entrecroisent. Un McDo crasseux, un cabinet de gynécologue, une McMansion, un party de piscine, des lieux où ont lieu des échanges parfois absurdes, parfois agressifs, souvent drôles. Une histoire texturée et ambitieuse qui tisse habilement sa trame, et une dramaturge qui n’a pas la langue dans sa poche. Voilà une première pièce d’une étonnante originalité.
On lit souvent que l’art s’abrutit, et on en subit un parfait exemple du côté d’Hollywood : le puits à idées se tarit, le reboot et les suites sont devenues la norme, et les productions cinématographiques à gros budget redoublent d’efforts pour ébahir et conduire le spectateur à offrir le moins d’efforts possible, et se contenter d’une molle passivité. Pourtant, tout être humain doué de raison sait apprécier un bon challenge.
Au départ, la structure narrative de Savoir compter nous déstabilise autant qu’elle nous intrigue. Dans l’intimité de la salle Jean-Claude Germain du Théâtre d’Aujourd’hui, la scène surélevée est ornée de bandes verticales de couleurs différentes, et un homme habillé en dauphin se traîne jusqu’à une chaise où il prend place avant d’ouvrir un livre, et de s’imposer comme le narrateur du récit. Les comédiens entrent en scène.
Ils resteront, pendant toute la durée de la pièce, au même endroit de la scène, devant la couleur qui leur est attitrée. Ils portent des noms évocateurs, tels « Q-tips » ou « Le gars qui a arrêté de compter » – noms dont la signification ne se révélera que progressivement. Avant chaque scénette, une voix off annonce un numéro et des notes de piano sont couplées à un ingénieux jeu de lumière. La scène est donc… un piano géant!
Ce texte de Marianne Dansereau, qui avait déjà été présenté au Jamais lu en 2015, et pour lequel l’auteure a depuis bénéficié d’un mentorat dramaturgique d’Olivier Choinière, a subi quelques modifications et nous est présenté dans un ordre délicieusement pervers, produisant un effet « Tétris » particulièrement frappant à mesure que les scènes s’imbriquent les unes dans les autres. Le récit est ainsi astucieusement déconstruit, et devient pour le spectateur une équation mathématique à résoudre. Des indices sont semés dès le début, et n’en comprend l’ampleur qu’à la toute fin, lorsque le puzzle est complété.
L’interprétation, marquée par certaines restrictions de mouvement, passe majoritairement par les expressions faciales et les nuances vocales, et est dans l’ensemble très juste. Il y a des effluves de notre adolescence dans ces échanges absurdes, ces colères et ces situations qui transpirent l’inexpérience de la vie. Les personnages fictifs débordant d’humanité. Les traits de caractère aussi subtils que bien définis.
On pourrait déjà s’émerveiller de la seule combinaison de cette construction atypique et des dialogues particulièrement inventifs, mais plusieurs autres aspects nous séduisent : le dauphin narrateur est nul autre que le metteur en scène, Michel-Maxime Legault, qui nous fait la surprise de venir superviser le récit sur scène; Annette Garant, que l’on a vue à la télé dans L’Auberge du chien noir et Unité 9, y personnifie une mémorable MILF dépressive; et on y apprend même quelques faits fort divertissants sur les habitudes sexuelles de certaines espèces animales.
On continue, longtemps après être sorti de la salle, à réfléchir à la trame narrative, à découvrir des liens qui nous avaient de prime abord échappés, et à être enchanté par la proposition, qui opère sur nous une séduction profonde et presque subconsciente.
Savoir compter est présentée dans la salle Jean-Claude Germain du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 25 novembre, avec des supplémentaires jusqu’au 1er décembre.