À l’école secondaire, j’étais un petit gars bin peureux. Peur de prendre de la drogue, peur de boire de l’alcool. Peur de perdre le contrôle. Peur de me promener seul la nuit. Peur d’être loin de la maison et de ne pas savoir comment rentrer. Peur de me battre.
Les gens qui n’avaient peur de rien me fascinaient. Je ne comprenais pas comment ça se pouvait de ne jamais craindre le danger.
Puis, il y avait ces filles qui n’avaient peur de rien next level. Absence totale de craintes, ou plutôt, extrême insouciance. Je me rappelle : mon jeune frère, qui avait 14 ans à l’époque, chillait toujours avec ces filles du même âge que lui (parfois plus jeunes). Vendredi soir, à la fin des cours, elles sautaient dans notre autobus sans connaître exactement l’horaire de la soirée ni sur quel divan elles allaient passer la nuit.
Leurs parents n’en savaient rien. Elles étaient à des kilomètres du nid familial, sans téléphone cellulaire ni médias sociaux. Elles finissaient soûles, dans les bras de l’ami d’une amie ou erraient dans les rues. Le lendemain, leurs parents se décidaient enfin à prendre des nouvelles. Lâchaient des coups de fil ici et là. Elles s’en moquaient.
Je répète que j’avais peur de tout. Je les trouvais badass, téméraires. Je savais que les risques pour elles n’étaient pas les mêmes que pour moi. Ce qui venait ajouter à ma fascination. Elles riaient de moi, plus vieux, plus fort physiquement, moi qui avais peur.
Dans ma tête, à cet âge-là, tout le monde devait avoir peur. Pas seulement les filles.
J’avais des amies qui faisaient du pouce. Comme ça. Outta the blue. Elles avaient envie de célébrer la St-Jean sur les Plaines ? Parfait. En route vers Québec. Sur le pouce. En retard pour l’école ? Elle s’y rendait sur le pouce. À Montréal, sur le pouce. Pas planifiées. Se laissaient guider par la houle. Peur de rien. Jamais. Moins peur que la plupart des gars. D’ailleurs, je ne connaissais pas vraiment de gars qui faisaient du pouce.
Une fois, ma meilleure amie et moi étions suivis par un pick-up. J’avais peur. Elle, pas. On a fait un arrêt à la Maison des jeunes du coin. Juste au cas. La voiture s’est stationnée devant l’immeuble. Je disais : attendons qu’elle s’en aille. Elle disait : haha, t’es bin moumoune! — Elle s’en crissait. Rien à fiche du danger. Je ne comprenais pas. Je revendiquais mon droit d’avoir peur du danger.
On m’a toujours dit que j’allais devoir me battre un jour. Je refuse. Mes parents ne m’ont pas appris à communiquer pour rien. Si je veux avoir peur, laissez-moi avoir peur. Je résoudrai mes conflits avec les mots.
Plus tard, après avoir longuement discuté avec des amies, des lectrices, ma copine et avoir pris d’assaut un tas d’ouvrages féministes (Benoîte Groult, Virginie Despentes, pour ne nommer que celles-là), je crois que j’ai peut-être compris. Les filles refusent de vivre dans la crainte constante d’être violées. Refusent que le gars au coin de la rue soit un potentiel violeur. Refusent que la nuit soit un endroit qui leur est hostile.
Chaque nouvelle journée vient avec un épouvantable rappel de l’agression dont elles pourraient être victimes ici, là, là-bas, là, et là. On leur demande d’avoir peur, en tout temps. Elles ont dit NON. Ou plutôt : c’est pas vrai que je m’empêcherai de vivre.
Tandis que pour les gars, c’est tout l’inverse. On nous demande de ne pas avoir peur. De ne jamais laisser entrevoir la moindre trace de vulnérabilité. On nous recommande de sortir les poings pour régler les problèmes. Et nous répondons favorablement à ces attentes liées à notre genre. On accepte sans broncher. On joue les gorilles, on se gonfle le corps au gym. On embrasse pleinement la mâlitude.
La plupart des gars vulnérables, doux, allumés, artistes, chétifs ou timides que j’ai côtoyés au secondaire n’ont jamais exploité une seule once de ce qui les caractérisait pourtant. Adieu le théâtre, la poésie, la peinture et la littérature. Ils ont saisi la première occasion pour se livrer sans résistance aux griffes de la masculinité toxique. J’ai observé tant de garçons se transformer en hommes qu’ils n’étaient pas. Devenir des troncs d’arbre rigides sans culture ni personnalité qui ne servent qu’à récolter l’argent pour se payer le camion, le BBQ, la maison, le bateau et autres biens qui correspondent sans faille aux stéréotypes du mâle toxique.
Je vois souvent des hommes, dans un café ou un resto, inconfortables de commander. Le corps crispé. Parce que c’est leur première fois à cet endroit et qu’ils doivent apprivoiser le menu, compter leurs cennes, poser des questions potentiellement niaiseuses. Pas vraiment à l’aise de s’afficher comme étant vulnérables dans un lieu public.
On assume d’emblée qu’un homme vulnérable est un nono qui n’a pas appris à se débrouiller. C’est instantané. Alors les hommes tentent de dissimuler la vulnérabilité le plus possible pour se protéger.
Mais les hommes n’ont pas le courage des femmes. Nous sommes lâches. Nous levons le nez sur notre propre révolution, celle qui nous affranchirait pourtant de ce poison qu’est la masculinité toxique. On fait comme si elle nous arrangeait.
C’est pour ça que les mâles toxiques me détestent et détestent les féministes. En nous regardant exister, ils réalisent, au bout de plusieurs années, qu’ils ont emprunté la voie du mensonge depuis tellement longtemps. Que pas toutes les femmes ne veulent de cette espèce de babouin qui serre les poings et réprime ses émotions. Que les hommes comme moi, qui n’ont pas peur d’avoir peur, ç’aurait pu être eux. Qu’il leur aurait suffi de patienter un brin pour finalement s’épanouir dans la direction qui correspond le mieux à leurs véritables passions.
On les fait sentir cheap d’avoir abandonné trop rapidement. D’avoir accepté un sort qui n’était pas inévitable. D’avoir façonné une vie entière en fonction de ce qu’est être un homme et ce qui ne l’est pas. Ils ont l’impression d’avoir tout fait ça pour rien, alors qu’au final, on les aurait pris comme ils sont. Ils sont allergiques à la vulnérabilité des hommes parce qu’elle leur rappelle la leur, celle qu’ils se sont empressés de balancer à la poubelle en début de vie adulte.
Le courage, c’est d’aller à l’encontre de ce qu’on attend de nous. Pas de s’y assujettir.
Les filles l’ont compris. Elles n’acceptent pas qu’on leur dise quoi faire. À notre tour. Renonçons à la masculinité toxique. Communiquons, plutôt. Il n’est pas trop tard.