Il arrive parfois, dans la vie, de drôles de coïncidences: comme d’interviewer deux fois de suite des réalisateurs de films portants sur la descente aux enfers de jeunes femmes aux prises avec des problèmes de consommation. Dans Heaven Knows What, la protagoniste Arielle Holmes est au bas de l’échelle. En fait, elle ne sait probablement même pas que l’échelle existe: vie de rue, combines minables pour se procurer son prochain fix, le tout saupoudré d’une absence complète de support de la part des proches. Son récit est à l’opposé de celui d’Amy Winehouse, jeune femme au talent gargantuesque, entouré d’une multitude de gens ayant sa réussite à cœur. Pourtant, Arielle Holmes est toujours bien vivante et semble s’être engagée sur le chemin de la rédemption, alors que Winehouse nous a malheureusement quitté, le 23 juillet 2011. C’est l’histoire de ce destin tragique qu’Asif Kapadia nous raconte dans Amy, son plus récent film. Je me suis entretenu avec lui et Nick Shymansky (l’imprésario de la chanteuse entre 1999 et 2006) pour en savoir un peu plus sur cet excellent documentaire.
L’émotion primaire ressentie suite au visionnement d’Amy est la colère. Colère face à la perte d’une telle voix, colère envers certains de ses proches qui ne semblent pas avoir fait assez pour la garder en vie et colère envers nous-mêmes qui avons assisté en direct à la chute. Kapadia m’explique qu’il a rapidement senti cette même colère l’envahir lors de ses travaux préliminaires: «J’ai commencé mes recherches, le processus d’entrevue, les discussions avec les proches et ça m’a fâché. J’ai réalisé à quel point ses amis et sa famille partageaient ce sentiment. Lorsque l’on s’engage dans le tournage d’un film, on doit savoir ce que l’on veut que l’audience ressente une fois le visionnement terminé. Au départ, je voulais que les gens l’aiment, qu’ils voient à quel point elle était talentueuse et drôle. Puis, une fois son charme établi, qu’ils en viennent à se demander: “Comment avons-nous pu laisser une aussi bonne personne se détruire de la sorte?”»
Ce sentiment de frustration est entièrement partagé par Shymansky, l’homme qui a découvert Winehouse et qui a été son confident pendant plusieurs années. Le fait de déballer l’histoire d’Amy a été, pour lui, extrêmement thérapeutique: «J’étais vraiment en colère par rapport à tout ça. Ç’a été un long processus, c’est le genre d’histoire qui méritait un peu de temps avant qu’on y revienne. Quand on devient si proche d’une personne, on ne se remet jamais vraiment de la perte.» Il me confie que le portrait réalisé par Asif est fidèle à la femme qu’il a connue: «Fidèle à 100%, surtout la partie qui touche au début de sa carrière. C’est pur et authentique. On retrouve cette personne brillante qui s’est perdue à un moment très spécifique de sa vie. Le film communique parfaitement ce que c’était d’être Amy, mais aussi ce que c’était de se tenir à ses côtés.»
L’œuvre, de par sa structure visuelle, nous bombarde d’images de la disparue. La narration est réalisée par les membres de l’entourage d’Amy, dont les témoignages s’entrecoupent sans que leurs visages n’apparaissent jamais à l’écran. Kapadia élabore sur ce choix particulier: «J’ai décidé, dès le départ, qu’on devait voir Amy à l’écran. Elle est si expressive, que ce soit ses yeux, son visage, les changements de son corps, il y a quelque chose là.» Le fait de ne pas filmer les intervenants découle aussi du sentiment de gêne que peut causer la caméra. «Je déposais le micro sur la table et les gens se mettaient à parler. Ils n’avaient pas peur de pleurer ou d’exprimer leurs émotions.»
Courtoisie
En plus d’Amy, Kapadia est aussi le réalisateur du documentaire Senna, qui porte sur la vie du regretté pilote de Formule 1. Amy et Ayrton: deux superstars, deux êtres débordants de talent, deux destins tragiques, et pourtant Senna avait réussi à maximiser son potentiel et à l’utiliser de manière saine. J’étais donc curieux de savoir si Kapadia, après les avoir étudiés, avait une théorie sur ce qui fait que certains sont portés par leur don, alors que d’autres le saccagent de par leurs pulsions autodestructrices. «Il s’agit de deux périples très différents. Senna était un mâle typique, un peu macho, impliqué dans le sport automobile. Ce qui me plait chez Amy, c’est son côté ordinaire, terre-à-terre. Elle avait des problèmes de gens ordinaires, elle se souciait de ses boutons, de son poids. Senna était très spirituel, donc je me demande si cette spiritualité, qu’elle ne possédait pas du tout, aurait pu être bénéfique pour Amy.»
Cette âme magnifique, qui écrivait des chansons parce qu’elle était «fucked up in the head» (ses propres mots), sera finalement engloutie par son propre exutoire. «Sa musique était son moyen d’évasion, son moyen d’exorciser ses démons, résume Kapadia, alors que se passe-t-il quand la solution devient le problème?» La mort étant la réponse à cette question, on se dit qu’on aurait préféré de loin rester dans l’ignorance.
Amy est présenté en première québécoise le 4 juillet à 19h au Cinéma Impérial, dans le cadre du FIJM.
Amy prendra ensuite l’affiche à Montréal le 10 juillet