Ce soir, ça se passe dans un petit loft, rue Saint-Laurent. C’est une des premières soirées vraiment chaudes de l’été. L’humidité la rend étouffante; l’aération et la visibilité à l’intérieur de l’endroit, surachalandé, sont nulles et les deux premiers groupes de la soirée (Blue Hawaii et les Pop Winds), bien qu’excellents, n’incitent pas particulièrement à la fête.
Et pourtant, dès les premières notes d’«Easy Fantasy», c’est parti: la foule se met à danser frénétiquement; tous chantent les refrains à tue-tête en même temps que Jane Penny et Bob Lamont et on s’entasse les uns sur les autres pour être près de la scène. Le leader du clan, le guitariste David Carriere, demande aux gens de reculer pour épargner l’équipement. Une demi-heure plus tard, Jane, dégoulinante de sueur, joue les vamps en dansant, perchée sur le rebord d’une fenêtre. Bob frenche une fille en direct de la scène et les amis du band semblent s’être donné le mot pour venir danser avec lui, sur les planches. Beau petit chaos.
Pour Montréal, mine de rien, c’est assez dépaysant, tout ce fun sans arrière-pensée artsy, sans rumeur ni ambition de «next big thing»… Les refrains, à saveur synth-pop, sont très forts, mais leurs auteurs sont trop insouciants – d’autres diront «tout croches», et ils n’auront pas tort – pour y ajouter quelque équation carriériste que ce soit.
Pour les Silly Kissers, c’est juste un autre concert. Quelques semaines auparavant, ils ont réussi le même coup en première partie du plus sérieux Neon Indian, au Belmont. Ainsi en a-t-il été de pas mal toutes leurs sorties montréalaises (fréquentes, à raison d’au moins une ou deux par mois), à remonter jusqu’à leurs premières, au printemps 2009.
Le fun, on dirait, ne s’arrête pas aux concerts. Assis à mes côtés, Carriere, Penny, Lamont et leurs comparses, Jeremy Freeze (claviers) et Thom Gillies (batterie), arrêtent rarement de déconner. On jase Benjamin Button, années 80, chillwave, amour, et on revient sur Love Tsunami, l’album qui les a lancés, au début 2009, ainsi que sur les deux EP qui ont suivi depuis, Halloween Summer et le tout récent Precious Necklace.
Quelles étaient vos attentes quand vous avez lancé Love Tsunami?
David Carriere: Aucune! On n’était même pas un vrai groupe. On a juste accumulé ces enregistrements… Après avoir fait quelques shows, on a réalisé qu’on n’était pas la pire chose au monde.
Le «on», à l’origine, était Carriere et Sean Nicholas Savage, deux ressortissants d’Edmonton. Alors que Savage faisait encore le va-et-vient entre Edmonton et Montréal, la paire a concocté un premier album «plus élémentaire», jamais paru, depuis l’appart’ de Carriere, dans NDG. Puis, Savage s’installe définitivement à Montréal et le duo pond Love Tsunami.
Comment êtes-vous devenus un «vrai» groupe?
DC: Quand on a fait entendre Love Tsunami à des gens, quelqu’un nous a booké un show. On n’avait plus le choix, il nous fallait des musiciens.
Jane Penny: Pendant longtemps, on s’est demandé comment ça pourrait se réaliser. Puis, à un party, Sean vient me voir et me crie dans les oreilles: «Je sais! Jeremy Freeze est la solution!» (rires) Il l’avait vu jouer et l’avait trouvé habile au clavier. C’est ce qu’il nous fallait: du monde qui pourrait jouer les parties! Comme des robots! (rires)
Savage, qui faisait déjà des chansons à saveur folk en solo, quitte après quelques concerts pour se consacrer à sa carrière. Jane lui sert parfois encore de choriste. Depuis, c’est l’ex-Oxen Talk Bob Lamont, originaire de l’État de New York, qui a pris sa place, complétant un alignement aux racines éparpillées: Penny vient elle aussi d’Edmonton, tandis que Gillies et Freeze viennent tous deux de la côte est.
Les gens font souvent référence aux années 80 pour décrire votre musique. On dit que ça ne vous plaît pas trop…
DC: Ben, je n’aime juste pas que ça soit la seule association. Je ne pense pas faire de la musique de revival. Il y a une différence entre ça et avoir certaines influences…
JP: Le problème, avec ce qualificatif, est qu’il sous-entend qu’on a raté notre coup. Notre façon de chanter et notre show live n’ont rien à voir avec les années 80.
Sans compter que vous êtes tous trop jeunes pour avoir vécu les années 80…
JP: En fait, j’avais 35 ans dans les années 80…
DC: Jane est comme Benjamin Button. Dans cinq ans, elle va être un bébé à nouveau. Elle va bientôt reprendre son habit d’écolière… (rires)
Est-ce un accident que vous fassiez ce genre de musique ou avez-vous quand même écouté du synth-pop?
DC: J’en ai écouté beaucoup. Mais une grosse partie de la ressemblance vient des instruments que nous utilisons. Ma machine à rythmes, par exemple. Aussi, j’aime les sons de clavier doux. Mais les compositions contiennent beaucoup d’idées qui proviennent d’autres genres de musique. J’écoute beaucoup de hip-hop, entre autres. Les sons de hi-hat et de basse que j’utilise viennent souvent de là…
Precious Necklace et Halloween Summer ont un son plus intemporel, mais Love Tsunami est assez authentiquement synth-pop…
DC: Quand on a fait ce disque, on écoutait beaucoup d’OMD, de Cyndi Lauper, de Madonna, de New Order, et ainsi de suite.
JP: Sean, en particulier, a été vraiment inspiré par la musique des années 80. C’est un fanatique de New Order.
Thom Gillies: Moi, j’ai toujours été exposé à ce genre de musique. J’ai regardé les vidéoclips.
Bob Lamont: Moi, pas du tout. Je n’aimais pas cette musique avant de rejoindre le groupe. Mais maintenant, j’aime ça. Ça fait changement.
DC: Un rapprochement que les gens ne font pas assez à mon goût est avec la pop du début des années 90, comme Paula Abdul, Taylor Dane, Toni Braxton et tous ces trucs vocaux vraiment atroces. C’était différent de la musique cool des années 80. C’est comme la mauvaise version qui est arrivée après! (rires)
Vous avez joué avec Neon Indian. Vous cadrez bien dans la mouvance chillwave/glo-fi, qui est apparue en même temps que vous. Vous identifiez-vous à elle?
DC: J’adore quelques-uns de ces artistes… Toro y moi, Neon Indian aussi. C’était la fête de leur batteur, ce soir-là… Il a tellement bu!
DC: Il avait la plus belle coupe de cheveux ever! Elle était vraiment droite. (rires)
JP: Le truc avec le chillwave, par contre, c’est que c’est un mouvement d’artistes solo. Ça vient de gars qui font de la musique tout seuls, dans leur chambre…
DC: Mais ils sont chill… (rires)
Jeremy Freeze: Ça n’est pas si chill, au fond… Quand on y pense, c’est plutôt rock….
TG: Ce qui est drôle, c’est que toute cette scène est sortie du sud des États-Unis. Il y a aussi Washed Out, qui vient de Géorgie…
JP: J’aime bien que tout ça se soit passé en dehors de Montréal, puisque ça a un peu légitimé ce que nous faisons. Quand on a commencé à donner des shows, on tranchait tellement avec les bands avec qui on jouait… Tout le monde faisait de la musique sombre, noise, punk… C’est rafraîchissant de voir qu’il se passe autre chose, maintenant.
Toutes vos chansons parlent d’amour. Comment ça a commencé?
DC: Euh, je ne sais pas… (se tourne vers Bob) Bob, parle d’amour pour nous.
BL: Euh… (long silence) Shit. Euh… (rire généralisé)
C’est pour rire ou quoi?
DC: Oui! Des fois, je trouve juste ça drôle d’écrire des textes qui, si on se contente de les lire sans entendre la musique, sont tout simplement stupides. Si je lis: «I got your number baby» répété huit fois, je me dis: «OK, c’est quoi son problème, à ce gars-là?» (rires) Mais dans le contexte de la chanson, ça prend un autre sens, il y a comme une autre émotion qui s’installe. C’est bien de ne pas être sérieux, aussi. Personne ne se soucie de mes vraies émotions, et je ne veux pas non plus écrire sur… La couleur de la rue, ou quelque chose du genre. (rires)
JP: À première vue, les chansons peuvent avoir l’air très émotives, mais quand on y porte attention, on voit qu’elles ne contiennent aucune connotation personnelle. David évite toujours de parler de quoi que ce soit de façon trop spécifique. Il arrive à rendre tout vraiment générique.
DC: C’est comme sortir avec quelqu’un qui ne parle jamais de ses émotions. (rire généralisé)
BL: Nabokov disait que la parodie est «un tremplin pour bondir dans la région la plus élevée du grave et de l’ému».
DC: Ouais! Cite ça, dans ton article! (rires)
JP: En plus, le fait qu’on ait deux chanteurs fait qu’on ne peut pas deviner d’où viennent les sentiments. C’est dispersé. C’est écrit par David, mais chanté par Bob et moi.
DC: C’est comme les Backstreet Boys, ‘N Sync, les Spice Girls, All Saints… T’as cinq gars ou cinq filles qui sont tous dans la même situation! (rires) Mais c’est cool. Au fond, on a tous les mêmes problèmes. (re-rires)
On dirait que votre son devient progressivement plus weird et expérimental, tout en restant très pop. Avez-vous un objectif en tête?
DC: Je ne sais pas. J’essaie juste d’écrire en m’améliorant. J’espère pouvoir amener le son vers quelque chose de vraiment étrange, mais qui sonne quand même agréable au premier contact…
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La conversation sombre pour de bon dans les railleries lorsque je m’enquiers à propos du prochain album. Il s’agira vraisemblablement d’un opus complet. La bande promet de faire ressembler la chose à «Radiohead rencontrant U2 contre Arcade Fire» et d’y inclure du steel drum, des bongos et des célébrités qui rappent. David tient aussi à ce que je mentionne que Jane porte du Christian Dior, du Gucci et prend son latte au Club Social en parlant à Tori Amos sur son iPhone, et que le reste du groupe porte des lentilles cornéennes blanches comme Korn.
À travers tout cela, on déduit que la bande se laisse l’été pour mitonner sa nouvelle mouture, et que l’été, c’est fait pour jouer. Comme la pop.
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Entre les branches
Derrière les Silly Kissers et au cœur de la prochaine explosion locale, il y a le label Arbutus Records
Le nom est sur toutes les lèvres depuis cet hiver. L’une après l’autre, les dernières recrues du label artisanal, opéré par le ressortissant britanno-colombien Sebastian Cowan, son frère Alex et la copine de ce dernier, Raphaelle, ont toutes lancé des albums gratuits via le site du label: le one-woman band Grimes, l’ex-Silly Kissers Sean Nicholas Savage, les Pop Winds et, plus récemment, Blue Hawaii. Si le procédé n’est plus neuf, la qualité de chacune de ces parutions, de calibre supérieur à bien des sensations pitchforkiennes, doit être soulignée.
«C’est difficile de vendre assez de disques pour atteindre une marge de profit suffisante, surtout dans le cas de groupes qui débutent à peine», explique Sebastian Cowan, à propos de la stratégie d’Arbutus. «Puisque je crois vraiment en leur musique, je me dis que c’est beaucoup mieux de la donner. La distribution et la visibilité sont alors sans égal… Le pari est que les gens en viennent à croire aussi fort que moi en ces artistes et soient disposés à acheter leurs prochaines parutions.»
De 2007 à sa fermeture, en novembre dernier, Cowan était à la barre du Lab Synthèse, un espace de création et de représentation aux frontières du Mile-End et de Rosemont. «L’endroit a servi à créer une communauté, à permettre à nos amis de se produire et d’ainsi forger une culture. Quand la salle s’est mise à créer trop de problèmes, démarrer un label pour continuer d’aider nos amis est allé de soi.»
Silly Kissers
17 juin | Parc des Amériques
angle Saint-Laurent et Rachel
avec Nive Nielson & The Deer Children, Grimes, The Youjsh et Gutrings, dans le cadre de Fringe Pop (gratuit!)
www.popmontreal.com
8 juillet | Casa del popolo
4873, Saint-Laurent
www.myspace.com/sillykissersmusic
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